Une étude en jaune – giallos et thrillers européens sort ce vendredi 5 novembre en librairie. Un beau livre qui, pour la première fois, recense et chronique les giallos les plus marquants de ces 60 dernières années.
Aux frontières du cinéma policier, du cinéma d’horreur et de l’érotisme, le giallo est né à travers le réalisateur italien Mario Bava, il a été popularisé par Dario Argento en 1970 avec L’Oiseau au plumage de crystal, et ces dernières années, des réalisateurs comme Brian de Palma ou Quentin Tarantino en ont récupéré les codes dans leurs œuvres.
Auteur d’Une étude en jaune, Frédéric Pizzoferrato présente sa vision du genre dans un long et passionnant entretien.
Interview
GRRIF: Dans votre livre, vous annoncez d’emblée qu’il est difficile de définir le giallo avec précision. Qu’est-ce qui rend ce genre si compliqué à décrire ?
Frédéric Pizzoferrato: D’abord, il y a une première acceptation, on pourrait dire littéraire, qui provient directement de la collection « Giallo Mondadori » et qui assimile le giallo au policier ou au thriller, un peu comme ce qui s’est passé avec la série noire en France. Donc, dans cette acceptation très large, le terme « giallo » recouvre tous les films policiers ou thrillers italiens, voire européens. Ensuite, un sens plus restreint se centre surtout sur les aspects annexes et vont permettre de classer le film comme un giallo et non simplement comme un « film policier » : l’érotisme, le visuel travaillé, la musique, le tueur ganté de cuir, l’ancrage dans une certaine bourgeoisie italienne, le cadre temporel (de la mi-sixties aux seventies). Mais, là encore, c’est compliqué car beaucoup de films vont broder sur ces thèmes, vont s’écarter du modèle et souvent ce sont des titres intéressants, qui ne cochent pas toutes les cases, mais qui s’apparentent cependant au giallo et qui peuvent entrer dans le « filone » via le ressenti du spectateur. Des films comme Le Orme, Criminalia, The Killer Must Kill Again, etc. Ce ne sont pas des giallos au sens strict si on se réfère à une définition rigoureuse mais ce n’en sont pas moins des titres très intéressants et efficaces. Alors jusqu’où peut-on élargir la définition ? Pour certains les films fantastiques de Dario Argento comme Suspira doivent s’y trouver, tout comme certains classiques de l’épouvante gothique comme La vierge de Nuremberg ou les films « fumetti » comme Vierges pour le bourreau ou Baba Yaga. Qui peut dire « oui ou non » ? Si un spectateur curieux voit ses films classés giallo et que ça lui donne envie de les découvrir tant mieux !
« La priorité est donnée au visuel, à la belle photo, aux décors, à l’architecture, l’érotisme et les victimes féminines traquées par un tueur. »
C’est donc compliqué de catégoriser le giallo, de le définir, surtout qu’il évolue en plusieurs période, une première davantage basée sur l’érotisme et les machinations dans la haute société (l’école dite « sexy giallo ») puis une période très productive qui suit les succès d’Argento et enfin une période dite « neo giallo » qui se développe au début des années ’80 avec le succès de Ténèbres d’Argento. Ces « giallos nouveau style » vont eux-mêmes se diviser en plusieurs branches avec des titres qui relèvent purement du thriller érotique, d’autres proches du slasher (comme Body Count de Deodatto) et d’autres qui commencent, déjà, à rendre hommage aux succès d’antan (par exemple La Maison de la terreur de Lamberto Bava). Mais en dépit des différences, quelques invariants subsistent : le « style plutôt que la substance », autrement dit la priorité donnée au visuel, à la belle photo, aux décors, à l’architecture, l’érotisme, les victimes féminines traquées par un tueur,…
Qu’est-ce qui a fait le succès des gialli ?
Je pense que le côté « bonne société » a joué, à cette époque le public n’était pas encore habitué à voyager autant qu’aujourd’hui et il pouvait donc rêver devant le luxe étalé, les avions qui décollent, les cocktails où l’on déguste du J&B en écoutant du jazz rock,… De manière plus prosaïque c’était aussi l’occasion de voir des nymphettes dévêtues et des meurtres sanglants avec un « alibi » policier, on restait dans l’acceptable, on pouvait aller voir ce genre de film sans honte mais en recevant quand même le frisson attendu. Alors que les barrières de la censure commençait à céder avec l’arrivée de films bien plus radicaux comme Dernière Maison sur la gauche, L’exorciste ou les premiers pornos à la Gorge Profonde.
Comment se fait-il que le giallo ne soit ni sordide, ni insupportable, malgré les sujets et thématiques qu’il aborde ?
Je pense que ça reste ludique, il n’y a pas vraiment de giallo qui versent dans le malsain quoique certains parlent de sujets « sensibles » comme l’avortement, la corruption des élites, etc. Je pense à La Lame infernale ou Mais qu’avez-vous fait à Solange ?. Cependant, ces films gardent l’aspect policier et une volonté de divertissement.
« Un giallo qui n’aurait pas cette qualité visuelle, s’apparenterait simplement à un terne téléfilm policier. »
Pourquoi la mise en scène est-elle aussi inventive dans un giallo ?
C’est justement la mise en scène, le soin apporté à la photo et, de manière générale, à tout ce qui relève du visuel qui va élever le sujet, le rendre agréable à l’œil et surtout le distinguer du « bête » film policier de type enquête (ou « whodunit »). Un giallo qui n’aurait pas ce soin, cette qualité visuelle, s’apparenterait simplement à un terne téléfilm policier.
Pour les musiques, on retrouve souvent les mêmes compositeurs : Ennio Morricone, Riz Ortolani, Bruno Nicolai et dans un registre plus électronique, les Goblin. Ces musiques ont-elles joué un rôle important dans le succès des giallos ?
Sans aucun doute, tout comme pour le western, il y a souvent ces mélodies un peu lounge, easy listening dirait-on aujourd’hui, qui s’inspirent du jazz, du prog rock, de la musique électronique naissante, cela participe à l’expérience. C’est un élément parmi d’autres mais très important, cela « date » (dans le bon sens du terme) le film. Les néo-giallos ou les thrillers érotiques européens des années ’80 n’ont pas ce sens de la mélodie et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles ils sont, au final, bien moins mémorables.
Il y a eu plusieurs tentatives de retour au giallo. À part quelques exceptions cela n’a jamais été concluant, du moins pas assez pour lancer une nouvelle vague. Vous en faites d’ailleurs mention dans votre livre en citant plusieurs néo-giallos dont L’étrange couleur des larmes de ton corps…
Il y a eu plusieurs tentatives intéressantes mais qui souvent sont davantage de l’ordre de l’hommage que de la récréation. Et la plupart pêchent un peu au niveau de l’intrigue, on n’est plus vraiment dans le cinéma populaire comme pouvait l’être le giallo de la grande époque, on est davantage dans l’expérimentation, la référence, le « meta ».
« L’époque actuelle ne se prête pas au giallo : le monde moderne, les réseaux sociaux, les portables, tout cela casse l’ambiance insouciante. »
Ces films plaisent aux fans (enfin pas à tous !) mais ne peuvent pas convaincre le grand public attaché, à mon sens, à une narration plus classique. D’un autre côté, il existe de très nombreux écrivains qui pourraient inspirer un renouveau du giallo, les énigmes alambiquées d’un John Dickson Carr ou du Français Paul Halter pourraient offrir des scénarios solides. A mon sens, ces films devraient d’ailleurs se situer dans les années ’60 car l’époque actuelle ne se prête pas au giallo : le monde moderne, les réseaux sociaux, les portables, tout cela casse l’ambiance insouciante. La période est aux films plus sombres, moins légers (il suffit de voir l’évolution de la saga James Bond) que ce soit dans leur thématique mais aussi leur musique et leur photographie. A l’heure actuelle, si on veut tourner un giallo il faut intégrer des éléments comme les réseaux sociaux, les portables, etc. quitte à en faire un moteur de l’intrigue, comme Open Windows a essayé de le faire (sans grande réussite).
Mais l’esthétique du giallo a également infusé dans un cinéma plus large, parfois dans des films qui n’ont rien à voir avec le genre (La solitude des nombres premiers ou Only God Forgive) tandis qu’un pur whodunit comme A Couteaux tirés a été un succès surprise en reprenant le principe des intrigues tortueuses et des twists à gogo. Donc le giallo survit, quelque part, comme le western a pu survivre dans le space opéra ou le film post apocalypse, sous une autre forme.
Bref, le challenge aujourd’hui serait de renouveler le genre tout en gardant son essence. Il faudrait qu’un cinéaste confirmé s’en empare de manière à la fois respectueuse et novatrice, en se basant sur une bonne intrigue pour réconcilier le giallo avec un plus large public. On attend !
Dans votre livre, vous mettez en évidence plusieurs réalisateurs majeurs du genre, dont Dario Argento et Mario Bava. Vous parlez aussi de Lucio Fulci, un réalisateur qui, de son vivant, œuvra dans l’ombre de Dario Argento. En qualité de spécialiste, quel regard portez-vous sur les gialli de Lucio Fulci ?
Je crois qu’ils ont été sous-estimés ou longtemps méconnus, pour beaucoup, même des fans, Fulci était un cinéaste du gore, ce qui est très réducteur car il a œuvré dans énormément de genres, de la comédie au western en passant par l’érotisme.
« Lucio Fulci a donc une riche carrière dans le giallo et ses films méritent aujourd’hui d’être redécouverts pour prouver qu’il n’était pas seulement le spécialiste du zombie italien. »
Mais pour beaucoup, Fulci se confond avec la poignée de films tournés à la fin de sa carrière, après L’Enfer des zombies en gros. Or, il a proposé plusieurs giallos très réussis et dans des « branches » différentes : Perversion Story d’ailleurs intitulé La Machination en France constitue un des meilleurs exemples du sexy giallo première manière avec l’érotisme, les coups de théâtres, le suspense,… Le Venin de la peur est plus « pop », plus « arty », il constitue une transition entre ce sexy giallo et le côté plus violent et outrancier qui s’imposera ensuite. Avec La Longue Nuit de l’exorcisme il transpose le giallo dans un cadre rural peu usité et mélange au thriller une critique sociale virulente. L’Emmurée vivante emmène le genre vers le fantastique avec la prémonition et L’Eventreur de New York se veut une sorte d’expérience limite en poussant encore davantage le gore et les côtés érotiques, jusqu’au (bon) mauvais goût. Enfin son Murderock, globalement raté, témoigne de l’esthétique très clip, très MTV, qui va s’emparer (empoisonner ?) du cinéma populaire à la fin des eighties. Fulci a donc une riche carrière dans le giallo et ses films méritent aujourd’hui d’être redécouverts pour prouver qu’il n’était pas seulement le spécialiste du zombie italien. Umberto Lenzi, lui aussi, a livré de belles réalisations et a œuvré dans bien des styles mais les fans ne retiennent que ses anthropophages et L’Avion de l’apocalypse. A la fin de sa vie, il en avait marre de parler de ses films de cannibales, d’ailleurs lorsqu’il est venu au Festival du Film Fantastique de Bruxelles il m’a signé en soupirant Cannibal Ferox mais était très content de pouvoir dédicacer ses thrillers.
Le giallo est fortement lié à l’Italie. Dès qu’on s’éloigne du pays, le giallo semble perdre son identité et se muter en un thriller plus standard, pourquoi ?
Je pense qu’il faut chercher cela dans l’architecture, les tenues, tous les aspects disons « latins », les références artistiques et historiques. L’Italie, et dans une moindre mesure l’Espagne, permettent cela, tandis que le reste du monde n’a pas cet ensemble d’éléments, ce qui n’empêche pas quelques bonnes choses comme Amsterdamned où Dick Maas utilise les ficelles du genre et exploite les particularités des canaux d’Amsterdam pour conférer au film son atmosphère.
À la fin de votre ouvrage, vous consacrez plusieurs pages aux films qui ont récupéré les codes du giallo, à l’image de Pulsion de Brian de Palma. Pensez-vous que le giallo n’existe plus parce que les éléments qui le définissent ont intégré la grammaire du cinéma plus standard ?
Oui, d’une certaine manière, le genre a été récupéré de différentes manières, il s’est dissout dans un cinéma plus classique, plus grand public, tant au niveau du visuel que des intrigues. Parfois l’influence est légère, parfois elle est davantage assumée. Basic Instinct pourrait être classé comme un giallo, comme la plupart des « thrillers érotiques » de cette époque (et ceux de De Palma de la décennie précédente comme Body Double). Des mécanismes comme le twist final ont aussi été utilisés par beaucoup de films et ne possèdent plus le potentiel de surprise qu’ils pouvaient avoir voici cinquante ans. Et aujourd’hui le spectateur sait beaucoup plus de chose d’un film avant de le visionner, il sait par exemple qu’il y a un twist et il s’y attend, il est plus difficile de le surprendre.
« Mario Bava avec La Baie sanglante et Sergio Martino avec Torso avaient déjà tout inventé du slasher ! »
Les slashers (auquel je consacre un livre écrit en collaboration avec Claude Gaillard, Guillaume Le Disez et Marie Casabonne et qui sortira fin de l’année) ont eux-aussi repris beaucoup d’éléments du genre, du moins à leurs débuts. Le premier Vendredi 13, Meurtres à la St-Valentin, Happy Birthday To Me, HOUSE ON SORIRITY ROW, etc. utilisent les ficelles du whodunit, la traque des victimes par le tueur, les excès sanglants, l’érotisme, Mario Bava avec La Baie sanglante et Sergio Martino avec Torso avaient déjà tout inventé de ce courant !
Et s’il ne fallait retenir qu’un giallo ?
Je vais un peu biaiser parce que « qui dit giallo dit Argento ». Sauf que comme pour Leone avec le western ou Cottafavi avec le péplum, on ne peut résumer le genre à sa figure de proue. Donc je citerais quand même Ténèbres que personnellement (hérésie !) je préfère à Profondo Rosso. Mais pour digresser lorsque j’ai commencé le livre voici près de dix ans il était très difficile de voir des giallos autrement qu’en allant piocher sur le net des copies pas toujours très belles. Aujourd’hui, heureusement, nous avons des éditeurs qui proposent de très belles choses et la plupart des films majeurs sont sortis chez Arrow, 88 Films, Vinegar Syndrome, etc. Et puis surtout les éditeurs français se mobilisent, il y a un vrai engouement pour le genre. Je vais donc citer quelques films majeurs qui sont disponibles et en choisir un par éditeur pour ne pas faire de jaloux: La dame rouge tua sept fois, chez Artus, Le Couteau de glace chez Le Chat qui fume, Watch me When I Kill chez Uncut Movies, La Lame inférnale chez Ecstasy et prochainement La Victime désignée chez Frenezy. J’espère que je n’oublie personne !
Et je rends un petit hommage à Neo Publishing qui jadis nous a offert de bien belles choses en DVD comme les Sergio Martino. Enfin j’aimerais qu’un éditeur se penche sur deux films peu connus : The Killer Must Kill Again, un thriller très hitchcockien de Luigi Cozzi, et La Proie des vierges qui possède tout ce que j’aime et plus encore : crime en chambre close, érotisme, twists tordus et même des touches de nunsploitations !
« Une étude en jaune – giallos et thrillers européens » aux éditions Artus. Retrouvez la critique du livre dans notre chronique Cinéculte.