Si vous aimez les tiges de métal qui transpercent la chair, les scarifications entre deux matchs de boxe, les photographes un peu trop curieux, ou voir une femme en équilibre au bord d’un quai de métro à deux doigts de se faire happer par la rame : vous allez adorer les films de Shinya Tsukamoto !
Les éditions Carlotta nous proposent de redécouvrir l’un des maîtres du cinéma transgressif nippon, au travers de 10 films soigneusement sélectionnés dans un superbe coffret Blu-ray.
Des œuvres très différentes les unes des autres mais qu’on peut toutes qualifier de nerveuses et radicales.
Des films entre la vie et la mort
Souvent teinté d’érotisme, débordant de violence et plutôt hors-norme, le cinéma de Tsukamoto provoque chez le spectateur qui le découvre cet étrange sentiment d’être projeté entre la vie et la mort, entre le plaisir et la douleur.
Avec les moyens du bord et souvent accompagné d’une équipe très réduite, Tsukamoto traite de l’aliénation urbaine. Un thème cher au réalisateur abordé notamment dans Tetsuo (1989), sorte d’Eraserhead sous amphétamine.
Monté presque comme un clip, le premier Tetsuo est un film unique en son genre. C’est l’histoire d’un homme qui s’insère une tige métallique dans la cuisse. La plaie s’infecte, l’homme panique, s’enfuit en courant et est percuté par une voiture. Après l’accident, le conducteur remarque un morceau de métal qui sort de sa joue. Il assiste alors à la mutation de son corps d’où poussent des morceaux de fer.
Filmé en noir et blanc, Tetsuo est une œuvre violente et viscérale qui traite du rapport entre l’homme et la machine. Ici, la chair et le métal s’entremêlent. Câbles et perceuses surgissent des corps et deviennent incontrôlables. Mais toute cette douleur n’est pas forcément négative, car elle permet de retrouver les sensations du corps et une certaine notion du plaisir.
Pour réaliser les effets spéciaux, Tsukamoto filme image par image et récupère des télévisions dans des décharges qu’il démonte et scotche sur son homme-machine.
Trois ans plus tard, Shinya Tsukamoto réalise Tetsuo 2 : Body Hammer (1992).
Ce remake en couleur nous plonge dans un Tokyo bleu et propre. Une ville prison qui est en opposition avec le repère souterrain orange d’hommes modifiés. Encore une fois, l’homme devient machine, souffre, mais de cette souffrance une nouvelle vie est possible. Avec cette suite le réalisateur clarifie son propos : plutôt que de vivre l’ennui, mieux vaut ressentir des sensations extrêmes pour avoir une vie.
Tokyo, ville aliénée
« Apprendre à avoir mal et retrouver la vie » est l’un des grands thèmes du réalisateur qui sera également au centre de Tokyo Fist (1995). Ce film formidable sur la boxe nous plonge dans le quotidien d’un salaryman. Il mène une vie bien rangée aux côté de sa femme, jusqu’au jour où il croise un ancien camarade de lycée devenu boxeur professionnel. Le couple explose, un triangle amoureux un peu étrange se met en place et chacun va à sa manière explorer son corps et se réapproprier sa douleur.
Mais avec ce film, Tsukamoto parle aussi de Tokyo, cette ville aliénée, froide où les gens sont entassés dans les trains et ont perdu leurs sensations.
Chose notable : dans Tokyo Fist, la femme a un rôle central, car elle manipule et provoque les hommes. Dans les films de Tsukamoto, les femmes sont moins aliénées que les hommes par le travail. Autrement dit, seules les femmes ont la capacité de ramener les hommes à la vie.
Les femmes, au centre du cinéma de Tsukamoto
Le réalisateur reprend l’idée du triangle amoureux dans A Snake Of June, mais cette fois confie pour la première fois le rôle principal à une femme : Asuka Kurosawa. Elle y interprète une assistante sociale ignorée par son mari et harcelée par un photographe qui lui impose un étrange jeu de piste érotique.
Très loin des excès visuels de ses débuts, Tsukamoto conserve néanmoins une grande nervosité dans sa mise en scène. Il filme caméra à l’épaule et nous secoue parfois dans tous les sens, nous faisant ainsi partager le trouble de ses protagonistes, parfois malmenés. Mais cette foi, pas de violence, pas d’éléments horrifiques ou fantastiques, Tsukamoto ne se repose que sur la sensualité et le désir comme moteur narratif.
La femme joue encore un rôle important dans Bullet Ballet (1998), un film dans lequel Tsukamoto aborde sa fascination pour les armes à feux. Il y interprète, Goda, dont la petite amie s’est suicidée. Après avoir rencontré une jeune punkette et s’être fait passer à tabac par un gang, il va tout mettre en œuvre pour posséder un flingue.
Avec Bullet Ballet, Tsukamoto veut montrer toute la noirceur du Japon. Filmé en noir et blanc, avec un scénario dépouillé et parfois confus, le réalisateur nous plonge dans les endroits les plus sordides de Tokyo. Une gouttelette d’eau qui s’écrase sur un cafard, une femme en équilibre au bord d’un quai de métro à deux doigts de se faire happer par la rame, des combats entre bandes rivales filmés caméra à l’épaule : tout évoque la mort dans ce film qui montre le quotidien des jeunes. Des jeunes désintéressés de tout et qui tuent sans remords ni culpabilité.
Filmer la mort en face
Si la mort est un sujet central dans les films de Tskuamoto, ce n’est réellement qu’avec Vital qu’il affronte directement le sujet.
Dans Vital, Hiroshi a perdu sa petite amie lors d’un accident de voiture. Souffrant lui-même d’amnésie, il reprend ses études de médecine et participe à l’autopsie d’une jeune femme. Petit à petit la mémoire lui revient, et il se rend compte que le corps qu’il est en train de disséquer n’est autre que celui de sa fiancée.
De ce point de départ plutôt morbide, Tsukamoto, tire un film magnifique qui parle de l’amour et du deuil. Un film sur la vie où on ne distingue plus les rêves de la réalité, ni le présent du passé. C’est aussi la première fois où le réalisateur filme les plantes, les arbres et fait ressortir le vert à l’image.
Si les couleurs l’obsèdent toujours autant Tsukamoto, le cinéaste accorde également une grande importance au son. Dans Vital, on entend les portes de l’ascenseur qui se frottent l’une contre l’autre dans un grincement terrible. On subit aussi le bruit du crayon qui gratte le papier et monte à un volume quasi assourdissant. Mais on entend aussi le bruit des corps qu’on ouvre, qu’on découpe et qu’on brise. Tsukamoto se concentre sur mille et un détails, comme s’il essayait de percer un mystère caché quelque part. Car « voir des cadavres et donc la mort, nous fait prendre conscience qu’on est en vie ».
C’est exactement l’observation que fait le protagoniste de Haze (2005). Avec ce moyen-métrage, Tsukamoto retourne à un cinéma plus sombre, plus barré de ses débuts et nous parachute sans explication dans un labyrinthe de béton. Un homme y est enfermé sans raison et cherche à trouver la sortie. Les ongles grattent le sol, les pieds zigzaguent entre les pointes en métal et les dents crissent sur un tuyaux crasseux en cuivre. On étouffe avec cet homme pris au piège dans ce dédale cauchemardesque et étriqué. Un film métaphorique sur le couple et la difficulté de communiquer.
Le regard de l’autre
Difficile aussi de communiquer lorsqu’on est né avec un poteau électrique dans le dos ! Dans Les Aventures de Denchu Kozo (1987), Tsukamoto raconte la folle histoire d’un jeune garçon né avec un poteau électrique dans le dos. Cette relecture cyberpunk du vilain petit canard pose les bases du cinéma de Tsukamoto : un cinéma viscéral et do it yourself débordant de câbles métalliques et rythmé par des courses poursuites filmées image par image.
En 2011, Tsukamoto, qui aime tout faire et tout contrôler, décide de collaborer avec la chanteuse Cocco. Ensemble, ils signent une œuvre parfaitement déstabilisante : Kotoko. Le film nous plonge dans le quotidien d’une mère souffrant de graves troubles psychiatriques. Le premier quart d’heure est à peine soutenable. À tout moment le spectateur craint pour la vie du bébé. Tsukamoto fera même mourir l’enfant à plusieurs reprises dans son film, nous faisant ainsi partager les visions hallucinées de sa protagoniste. La chanteuse (soufrant elle-même de troubles psychologiques) réalise une performance remarquable pour sa première apparition à l’écran.
Citons encore Killing (2018), film de samouraïs où un pacifiste convaincu sera confronté pour la première fois à la nécessité de se battre… et de tuer. La dernière des dix œuvres à voir en Blu-ray dans un superbe coffret consacré au réalisateur et édité par Carlotta. Un livret de 80 pages ainsi que de nombreux bonus permettent de plonger dans l’œuvre hors-norme de ce réalisateur culte.
Crédits images : Carlotta